Rokhaya Diallo décrypte la coupe « Afro »: “On a le droit d’être noir jusqu’au bout”

Dans Afro!, la journaliste et écrivaine Rokhaya Diallo a interrogé plus d’une centaine de Parisiens d’origines diverses sur leurs cheveux crépus, frisés, tressés, en tout cas : naturels. Un choix qui s’inscrit dans la lignée du mouvement Nappy (contraction de "natural" et "happy") qui prône la beauté des cheveux crépus et la fierté du naturel comme constitutif de l’acceptation de soi. Quand la norme des canons de beauté imposée par la société est le cheveu lisse, le choix personnel d’une coupe de cheveux pour un afro-descendant peut dépasser la dimension esthétique, et transgresser la sphère privée pour soulever des questions identitaires, voire militantes.

Pourquoi un livre sur les cheveux des Afropéens?

L’idée m’est venue à New York où j’ai vu que de nombreux noirs portaient leurs cheveux naturels et il m'a semblé qu’en France cette tendance avaient peu de visibilité. J’ai développé l’envie de faire un portrait de ces gens-là et à travers eux un portrait de Paris, dont je suis originaire, parce que il y a une image très blanche de cette ville. Quand on pense à Londres ou à New York, on pense à des villes multiculturelles et multicolores, mais les représentations de Paris évoquent une ville de monuments, de culture, jamais de multiethnicité. Cela me semble important pourtant d’inscrire ces visages divers dans le paysage parisien.

Comment avez-vous découvert le mouvement Nappy ?

Je suivais le mouvement de très loin depuis un moment mais pendant longtemps j’ai porté les cheveux naturels très courts et je ne me suis pas identifiée à la tendance ni aux nombreux blogs consacrés à l’esthétique du cheveu crépu, aux soins, conseils etc. Je me suis vraiment plongée dans l’histoire du mouvement et de ses retentissements en écrivantAfro!. Car il fait écho à des questions plus larges et partagées qui sont celles du bien être, du bio, de l’envie de se nourrir d’aliments sains et de ne pas se polluer avec des produits chimiques. L’idée première est de se sentir bien, naturel et valorisable ce qui est aussi une préoccupation générationnelle. Par rapport aux années 80-90 où l’on était beaucoup dans l’artifice et dans l’envie de richesse, aujourd’hui on assiste à un retour de la valorisation de la nature. Dans ma famille d’origine sénégalaise par exemple, on a toujours utilisé du beurre de karité. Petite je trouvais ça naze, mais en grandissant je me suis rendue compte que mon pays d’origine produisait en fait une source de richesse qui correspond aussi à la nature de mes cheveux ou de ma peau. Ce retour aux origines, aux produits ancestraux va de soi avec le mouvement Nappy. D’ailleurs récupéré par les industriels de la beauté.

Comment le cheveu devient constitutif de la construction de soi et se retrouve au centre de questions identitaires?

Le cheveu est un marqueur ethnique chez les gens d’origine africaine, et aussi un vrai marqueur identitaire, pas toujours accepté. Les canons de beauté dominants valorisent les cheveux lisses, et longs chez les femmes notamment, devenant un critère d’acceptation de soi. Pour autant je n’ai rien contre les gens qui se lissent les cheveux ou portent des perruques pour y correspondre, mais il faut que chacun puisse décider de son apparence en considérant que tous ses choix ont une valeur équivalente. On est quand même dans un environnement où d’avoir les cheveux crépus n’est pas forcément considéré comme beau, mais plutôt comme marginal, farfelu. L’idée c’est justement de montrer que dans le parcours capillaire de chacun, il y a une étape de l’acceptation de soi. Qu’on a une identité qui mérite d’être visible. C’est pour ça que je voulais que les photos du livre soient prises en extérieur, comme une manière de se montrer au monde, d’ancrer son corps dans Paris, une ville à la réputation internationale mais pas multiculturelle. De se sentir libre aussi. Beaucoup de témoins ont rapporté d’ailleurs se sentir libre le jour où ils avaient décidé d’arrêter de se défriser et d’accepter leur naturel.


Il y a une réflexion avancée de ces Parisiens sur le choix de porter ses cheveux naturels ou non?

Non pas forcément, beaucoup de gens n’y avait même jamais réfléchi. Après que je les ai contactés, via mon entourage, Facebook ou même via du casting sauvage dans le métro, et qu’on ait abordé le sujet, ils ont admis que cela réveillait plein de souvenirs d’enfance et déterrait d’anciennes interrogations. Le choix d’avoir les cheveux naturels n’est pas politique nécessairement. Certains des témoins interrogés ont initialement une vision très militante, d’autres ont des critères esthétiques, ou liée à la question de la santé. La comédienne Souria Adèle, par exemple, n’a plus voulu se défriser après son cancer et la perte de ses cheveux. Elle ne supportait plus plus les produits chimiques. Mais même si tous ont des approches et des profils différents, ce qui est intéressant c’est qu’il y a une récurrence dans leurs expériences. C’est assez fou de voir comment des gens d’origines différentes (marocaine, libanaise, sénégalaise etc.), âgés de 15 à 60 ans, ont pourtant vécu les mêmes choses. Que ce soit dans le rapport à la mère, qui souvent essaie de contrôler les cheveux, ou dans celui au pays d’origine aussi, où le choix du cheveu naturel a pu être encore plus mal compris.
La question de la souffrance physique aussi, liée au lissage, revient dans quasiment tous les témoignages. En les entendant, je me suis rendue compte que moi-même j’avais eu plein de mésaventures de cuir chevelu brûlé ou blessé, mais que j’avais accepté ça, comme si cela faisait partie du package du cheveu crépu, que la douleur devait être acceptée et nécessaire pour accéder à une norme.


Il y a aussi de nombreux témoins qui raconte l'expérience du “Je peux toucher" ?


Oui beaucoup raconte que depuis qu'ils ont les cheveux naturels, on leur demande souvent de toucher leurs cheveux, voire on leur touche sans permission… Parce que c’est “exotique”. Comme si les gens oubliaient que les cheveux font partis du corps, qu’aussi on a les cheveux propres, qu’on n'a pas envie que tout le monde mettent les mains dedans. C’est un référent même colonial, un rapport au corps de l’autre qu’on peut observer, regarder et même toucher parce qu’il est "autre", et du coup déshumanisé dans son altérité.


Dans votre texte “Des cheveux médiatiquement incorrects”, vous rappelez la violence de certains médias envers la coupe afro (envers Audrey Pulvar ou Solange Knowles par exemple) comment expliquez-vous ces commentaires capillaires borderline ?


Il y a vraiment l’idée que le sérieux est associé aux cheveux lisses et qu’une femme comme Audrey Pulvar par exemple, journaliste politique, ne puisse pas porter les cheveux crépus et être crédible. Le cheveu frisé c'est l’entertainment, le comique, le divertissement, ou la musique. Une personne qui porte cette image de sérieux ne peut pas porter ses cheveux au naturel. Il y a comme une norme invisible qui est le cheveux lisse. D’autant plus que beaucoup de personnes noires visibles se font défriser les cheveux ou portent des extensions, et du coup n’habituent pas l’oeil occidental au naturel. Ce qui laisse beaucoup moins de marge aussi aux personnes ayant les cheveux crépus pour se sentir libre d’être eux-même.  Christiane Taubira, qui témoigne dans le livre, dit que pour elle "Il est aussi important de garder ses cheveux naturellement crépus que de ne pas se débrider les yeux”.

Se lisser les cheveux aujourd’hui c’est un peu nier une part de soi ?


Etre naturel c’est en tout cas assumer vis à vis du regard du monde d’être soi tel qu’on est. Il y a vraiment une démarche active pas anodine. Quand j’ai arrêté de me lisser les cheveux je n’avais rien mis de politique dedans. Mais aujourd’hui je sais que le fait d’avoir une image publique et d’être comme ça c’est une manière de dire que oui, on a le droit d’être noir jusqu’au bout, d’être complètement noir, et ce n’est pas grave. Et encore une fois si on se défrise, on est noir quand même évidemment. Mais c’est important de se dire que son être naturel doit être acceptable et doit être accepté.
Dans l’extrait du film La Ligne de couleur que vous rapportez dans votre livre, il est dit “Ma touffe de cheveux m’a fait honte, ceux sont eux qui rendent ma négritude visible”.

Est-ce qu'on est vraiment dans ce genre de perception ?


Oui je pense. Dans les témoignages des collégiens de Bobigny par exemple, on sent bien qu’il y a un tiraillement, entre ceux qui s’acceptent comme ils sont, et d’autres qui ont du mal avec la symbolique du cheveu crépu. Parce qu’à l’adolescence c’est compliqué d’aller plus loin que la norme, on a juste envie d’être comme tout le monde, et si tout le monde c’est Beyoncé, Rihanna ou Nicki Minaj, des femmes noires avec des cheveux raides et lisses, et bien on suit l'envie d'être comme ça. Il n’y a pas encore de femmes noires ou arabes avec une image mainstream très forte qui porte les cheveux naturels. Il n’y a pas de femme politique aux Etats-Unis d'ailleurs qui soit à des postes aussi élevés que ceux de Christiane Taubira ou Georges Pau-Langevin et qui se permettrait d’avoir les cheveux crépus. On reste dans une ambivalence. Aux Etats-Unis il y a plus de noirs, donc plus de visibilité mais ça n'empêche pas la connotation. Les américaines qui ont rencontré Taubira lors de ses visites officielles étaient d’ailleurs choquées mais agréablement surprises par sa coiffure et n’imaginaient pas une seconde Michelle Obama avec des tresses ou les cheveux crépus. Pour elles si ça avait été le cas, Obama aurait perdu l’élection.


Source : style.lesinrocks.com