``Au travail, les femmes sont trop souvent rivales``
C’est un comble, mais une certaine misogynie féminine règne dans le monde de l’entreprise. Elle nuit aux relations et freine l’accès au pouvoir. La psychologue sociale Annik Houel nous livre les clés de cette absence de solidarité.
Qu’avez-vous découvert en étudiant les rapports des femmes entre elles au travail ?
Ce sont mes étudiantes qui m’ont mis ce sujet sous les yeux. Toutes m’ont confié qu’elles avaient rencontré des difficultés, à la fin de leur stage, avec les femmes qui les supervisaient, alors qu’elles pensaient avoir noué avec elles des relations de complicité, voire d’amitié. J’ai donc décidé de me pencher sur la question. Et je me suis aperçue que les femmes ont tendance à mettre en place des liens affectifs, mais que plus elles « copinent », plus les relations, notamment hiérarchiques, deviennent ambivalentes, passionnelles et violentes.
Qu’est-ce que la misogynie féminine que vous évoquez dans votre livre ?
C’est un syndrome de Stockholm, une soumission aux hommes, mais aussi une attaque des femmes contre elles-mêmes. C’est ce que j’appelle une misogynie d’appoint. Elle n’a pas la violence de la misogynie masculine, mais elle la conforte, et permet de diviser pour que les hommes continuent de régner. Elle prend différentes formes : les vacheries (« Qu’est-ce que tu as l’air fatigué ce matin ! »), le dénigrement, la jalousie, le mépris, l’absence de solidarité avec les congénères, la recherche de camarades masculins plutôt que féminins, auprès desquels elles se mettent dans des positions d’apparente soumission, sur le mode « aide-moi »… Cette misogynie n’a rien de naturel et tient de la réaction de défense. Car, dans un univers où les hommes continuent d’exercer le pouvoir, certaines femmes se sentent obligées, pour « réussir », de renier une partie de leur être. Elles préfèrent se tourner vers les hommes, car ils représentent pour elles un tiers, de la différence. L’homme renvoie à l’image paternelle, celle du recours qui va sortir la petite fille de sa relation à la mère. Comme il est différent d’elle, il est moins inquiétant, moins susceptible de l’engloutir.
Ce rejet des autres femmes puiserait donc ses racines dans la petite enfance et l’inconscient féminin ?
Oui. À partir de mes connaissances sur la sexualité féminine, j’ai remarqué que les femmes ont une forte propension à calquer, sur leurs comportements de travailleuses, des comportements de petite fille. Elles répètent les contradictions et les non-dits du premier lien fusionnel à la mère, cultivant la promiscuité tout en se plaignant de la « méchanceté » de leur supérieure, de la « jalousie » de leurs collègues femmes. Certaines décrivent les ambiances féminines comme « malsaines ». Ce qui est en jeu derrière cette dépréciation et ce manque de solidarité, c’est en fait une réactivation du lien mère-fille, du clivage que la toute jeune enfant fait de l’imago maternelle (la représentation inconsciente de sa mère) entre la bonne et la mauvaise mère.
Comment ce lien mère-fille influence-t-il les femmes entre elles au travail ?
Le premier objet d’amour de la petite fille est sa mère, mais elle doit changer d’objet et se tourner vers son père. Il lui faut rompre avec elle pour pouvoir exister. Ce qui engendre des sentiments mêlés de culpabilité, de trahison, d’envie, d’amour et de détestation. Si la fillette n’est pas parvenue à intégrer ses sentiments ambivalents, la haine seule envers l’image de la mauvaise mère va inconsciemment occuper la première place. Et provoquer des situations dévastatrices au travail, les femmes reproduisant ce schéma avec celles qui les supervisent, surtout quand elles cultivent des liens amicaux. Elles éprouvent la sensation d’être placées dans une position infantile, de retomber sous la coupe de la mère, de retrouver ce premier contact fusionnel dans lequel elles craignent de se noyer. La n+1 devient haine+1 et prend l’apparence de cette figure du pré-oedipe de la petite fille. Mais attention, celles qui endossent la fonction maternelle peuvent aussi inconsciemment basculer du côté de la « mauvaise mère » en se comportant trop durement, en étouffant celles qui travaillent à leurs côtés.
Est-ce pour cette raison que beaucoup de plaintes pour harcèlement moral sont portées par des femmes contre des femmes ?
Il y a deux raisons aux plaintes féminines pour harcèlement. La première est sociologique : les milieux professionnels dans lesquels évoluent les femmes sont généralement hyperféminisés ; celles qui y travaillent ont le plus souvent des femmes pour chefs. La deuxième raison est psychologique : comme l’âge de ces femmes chefs oscille entre 40 et 50 ans, et que celui de leurs subalternes se situe entre 20 et 35 ans, il se rejoue mécaniquement quelque chose de la relation mère-fille. Et puis, diriger signifie détenir l’autorité ; et si les femmes qui exercent le pouvoir refusent d’user de douceur, leurs employés, hommes comme femmes, vont leur associer la face castratrice de la mère. Pour sortir de cette étiquette de sorcière qu’on leur accole, il faut tenir les deux fils de la douceur et de la fermeté en même temps afin d’incarner une image de mère « suffisamment bonne », telle que l’a décrite le pédiatre et psychanalyste Donald W. Winnicott.
Quelles sont les répercussions des comportements et rivalités féminines dans la sphère privée ?
Cela prend la tête à la maison. Toute l’énergie psychique est utilisée par ces affrontements à bas bruit, et les symptômes sont grosso modo les mêmes que ceux du harcèlement : insomnie, fatigue, dépression, difficultés à se concentrer et irritabilité.
Les réseaux d’entraide, les discours et positions de dirigeantes, de femmes politiques en faveur de la féminisation du pouvoir au travail se multiplient. N’y a-t-il pas un changement en cours ?
C’est vrai que les choses s’arrangent progressivement. Cela fait maintenant cinquante ans que les femmes travaillent. Et une nouvelle génération plus soudée est en train de surgir. Mais cette solidarité s’exerce surtout à même niveau hiérarchique. Avoir des femmes chefs leur pose à toutes problème. Ce qui s’explique : d’abord, l’ascension sociale féminine est récente, et ensuite, les femmes occupent souvent des fonctions de « chefs intermédiaires », des fonctions ingrates. Les dirigeants restent des hommes et font jouer à celles qui les secondent les courroies de transmission. C’est à elles de faire le sale boulot. Elles sont encore très peu à truster les conseils d’administration… pour l’instant. Bientôt, celles à qui certains hommes auront laissé les clés se chargeront aussi de pousser en avant des jeunes femmes dont elles auront repéré les compétences, sans se sentir menacées dans leur fonction.
Ces rivalités sont-elles susceptibles de s’apaiser ?
C’est très difficile. Il est certain que, dans le contexte actuel, les rivalités ont tendance à s’exacerber, mais quand le chômage plane en épée de Damoclès sur chacun, la peur de l’autre n’est pas sexuée. Tout le monde se bat, alors qu’il faudrait tous s’allier. Or du côté des femmes, ce n’est pas la peine d’en rajouter ! C’est pour cela qu’il est, à mon avis, important de lever ce frein spécifique de la passion mère-fille, d’autant plus puissant qu’il est refoulé. Cela permettra d’éviter la soumission vis-à-vis des hommes, la plainte, les rivalités qui ne peuvent que les desservir dans leur carrière.
Comment sortir de ce piège alors ?
D’abord en mettant à jour le refoulé, en nous apercevant que nous exportons ce lien préoedipien là où il ne faut pas. Car la culpabilité et la difficulté à trahir cet autre soi qu’est sa mère sont la toile de fond des misogynies féminines. Elle ouvre sur un gouffre, celui du deuil impossible d’un objet maternel idéal. On peut s’en extirper en se rendant compte que cette femme prise pour mère est, elle aussi, une fille de mère. Ce processus, qui mêle prise de conscience et désidéalisation, pourrait ouvrir la voie à une réconciliation des femmes entre elles et avec elles-mêmes.
Source: psychologies.com
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