Anne-Laure, 48 ans, prisonnière dans un corps d'homosexuel...
J’ai 48 ans, je suis mère d’un fils de 21 ans et j’ai été élevée par un père homosexuel. Depuis le début des « débats » sur le mariage pour tous et sur l’homo-parentalité qui en découle directement, j’ai vécu un véritable cauchemar. La blessure s’est rouverte d’un coup et chaque fois que j’entends des personnes défendre ce projet de loi au nom de l’égalité des droits des adultes, c’est comme si on me jetait de l’acide sur une plaie à vif. Mon père est mort il y a 6 mois et ma parole n’a pu se libérer que depuis. Jamais je n’aurais pu évoquer tout cela « publiquement » de son vivant.
Mon père a toujours été homosexuel. Homme intelligent et cultivé, écrivain, il l’a dit et proclamé même à de nombreuses reprises dans ses différents ouvrages. Il s’est pourtant marié deux fois, par convention sans aucun doute, mais aussi par illusion sur lui-même et sur le monde. Je suis issue de son deuxième mariage, sa première épouse ayant divorcé dès qu’elle a compris ses préférences sexuelles.
Ma mère s’est tuée dans un accident de voiture lorsque j’avais deux ans et demi, et ce drame a définitivement orienté mon père vers sa vraie nature. J’ai donc été élevée par lui, aimée par lui, inspirée par lui. Sur le plan intellectuel et culturel, son apport est inestimable. Son amour pour moi a aussi été indéniable. Il m’adorait, cela ne fait aucun doute. Mais est-ce suffisant pour pouvoir se construire, en tant qu’être humain d’abord mais aussi et surtout en tant que femme ?
Mon père a épousé deux femmes mais n’aimait pas les femmes. Je veux dire qu’il n’aimait pas le corps des femmes, ce qui paraît évident pour un homosexuel. Durant toute mon enfance et mon adolescence, même si bien sûr il y avait quelques femmes dans son entourage, je n’ai côtoyé que des hommes, et en grande majorité homosexuels. J’ai donc grandi, je me suis développée, dans les milieux homosexuels masculins des années 70-80. Le Sida n’était pas encore passé par là. Le Sida, grand traumatisme aussi pour moi, puisque comme tous les homosexuels j’en ai connu les ravages et l’hécatombe qu’il a provoqués.
Dans le contexte léger et insouciant du tout début des années 80 et de l’avant Sida, mon adolescence a été un enchantement ! Car il est évident que pour la jeune fille rebelle que j’étais, la liberté de ces milieux, la marginalité dans laquelle j’évoluais me comblaient de joie. Mes rapports avec les garçons étaient déjà un peu compliqués, mais à 15 ans, on ne voit que les plaisirs de l’instant, et les avantages que cette situation atypique me procurait, étaient suffisants pour que je ne me pose pas plus de questions. Par ailleurs, il est une question essentielle que personne, je crois, n’a abordée jusqu’ici, c’est que l’homosexualité de mon père excluait, de fait, toute rivale, présente ou à venir. J’étais la seule femme de sa vie, et ça m’arrangeait bien ! Mais ce que je ne savais pas, ce que je ne pouvais pas anticiper, c’est à quel point cette situation allait être déterminante et désastreuse sur ma vie de femme.
Je souffre d’un trouble de la personnalité, qui s’appelle le trouble « borderline », qui n’est pas une pathologie mentale mais un trouble psychologique provoqué durant l’enfance, par des réponses inappropriées des adultes face aux besoins de l’enfant. Ce trouble a souvent fait de ma vie un enfer, étant rarement pris au sérieux car peu visible ou considéré comme de l’immaturité ou du caprice (instabilité d’humeur, pensées suicidaires récurrentes, sentiment de vide, incapacité à être dans la relation, etc…). Et bien que la mort de ma mère ait constitué un traumatisme indiscutable, je considère l’homosexualité de mon père comme étant le principal facteur de ma difficulté à vivre et à m’intégrer dans le monde en tant que femme.
Parlons tout d’abord du corps… Question cruciale s’il en est.
Je suis une fille, j’ai des seins, un utérus, un vagin, pas de testicules ni de pénis… Donc je ne ressemble pas à mon père. Mais à qui je ressemble alors ? (Je précise que je n’ai aucun souvenir de mère). A quel corps, à qui puis-je m’identifier ? Parce que le corps féminin, celui qui est le mien, mon père ne le regarde pas, ne le voit pas, ne s’y intéresse pas ! Symboliquement, le premier homme qu’une fille séduit, n’est-ce pas son père ? Et un père n’est-il pas séduit symboliquement par sa fille ? Je parle de l’émotion naturelle qu’un père éprouve en voyant sa fille devenir femme… Cette émotion-là, je ne l’ai jamais vue chez mon père. D’ailleurs, mon corps, je n’ai jamais cessé de le cacher et encore aujourd’hui, parce qu’il n’est pas acceptable, pas aimable, pas ce qu’il devrait être… Non seulement mon corps me posait problème puisqu’il n’était pas reconnu par mon père, mais en plus, je n’avais personne, aucune femme je veux dire, suffisamment présente ou attentive pour m’apprendre à l’apprivoiser, à en prendre soin, à le valoriser, à l’aimer. Aucun modèle non plus à qui m’identifier. Bref un corps dont je ne sais toujours pas quoi faire aujourd’hui…
Ensuite vient la question de la féminité elle-même. On naît fille ou garçon, mais on devient femme. Car au-delà du corps, il y a les codes. Les codes de communication, de séduction. Personne ne m’a appris à me comporter en femme. Pire, je ne me reconnais dans aucune femme. J’ai un corps de femme, je sais que je suis une femme et je reconnais la féminité en moi, mais il est impossible pour moi de la laisser s’exprimer. Comme si cette féminité était une erreur. Ce sentiment permanent que je ne suis pas faite pour ce corps-là. Et je ne souhaite pas pour autant être un homme, ce n’est pas mon propos. Je suis juste un être hybride, indéterminé, qui ne parvient pas à se reconnaître et à s’identifier lui-même… Car la question des codes est fondamentale. Non seulement je n’ai pas appris les codes féminins, mais j’ai appris les codes homosexuels. J’ai grandi et j’ai été nourrie dans la culture homosexuelle, qui existe bel et bien, avec ses propres références, son humour et son langage. Et le résultat, c’est que je ne sais pas qui je suis, ni ce que je fais là !
Je n’ai jamais pu avoir la moindre relation un peu sérieuse avec un homme. En fait, dès je me sens en confiance avec un homme, je peux être certaine qu’il est homosexuel ! Et de leur côté, la plupart des hommes sont pétrifiés par la peur, face à l’être étrange que je suis. Quelques-uns s’y sont risqué bien sûr mais ont fini par fuir à toutes jambes, parce que lorsque la limite entre la femme et l’homme en nous n’est pas claire, la limite dans la relation à l’autre ne peut pas être claire non plus...
Alors bien sûr, je suis devenue mère et c’est le plus beau cadeau que la vie m’ait donné. Mais il m’a été impossible de donner un père à mon enfant, il m’a été impossible ne serait-ce que d’envisager la vie de couple. Je ne sais pas ce que c’est, je ne sais pas comment fonctionne un couple homme-femme… Cet enfant est issu de l’amour (je n’ai pas volontairement « fait » un enfant toute seule, comme on dit), mais dans un contexte tel, qu’il était évident, avec le recul, que j’allais me retrouver seule avec mon fils et le placer dans une situation proche de ce que j’avais vécu moi-même, en l’occurrence, l’absence du parent de même sexe. Et je suis tout à fait consciente que c’est n’est ni de la malchance, ni du hasard. Ce qui signifie que pour mon fils, les choses ne sont pas simples non plus.
Lorsque j’ai commencé à parler, on m’a expliqué que ce témoignage n’avait pas de valeur parce que j’étais un cas isolé. Je ne crois pas être un cas isolé. Quand on a 15 ou 20 ans, on n’a pas la même conscience des choses, le même recul qu’à 48. Et la loyauté envers ses parents, qu’elle soit volontaire ou inconsciente, est une réalité que les psychologues connaissent bien. Il faut donc un certain recul, d’une part pour prendre conscience des vraies raisons de nos problématiques existentielles et d’autre part pour pouvoir parler librement, sans risquer de blesser le parent que l’on aime. Tous les témoignages positifs d’enfants d’homosexuels que j’ai pu voir étaient d’abord tous très jeunes, avec une mère ou un père vivant, mais surtout, ils avaient tous un parent de sexe opposé identifié, connu et qui la plupart du temps s’occupaient d’eux régulièrement. Ils avaient donc tous cette base essentielle de l’altérité sexuelle comme référence sur laquelle s’appuyer. Lorsque l’on n’a pas cette base-là, cela s’appelle du vide. Et on ne peut rien construire sur du vide…
Je voudrais terminer en invitant chacun à prendre en compte la souffrance de l’autre. Je comprends le désir d’enfant et de reconnaissance des personnes homosexuelles, mais je sais aussi que le seul moyen de parvenir à la paix et à la sérénité, c’est de s’accepter tel que l’on est, avec ses richesses, mais aussi avec ses limites. Nous sommes tous limités par notre condition même d’être humain et ces limites peuvent aussi constituer notre force. Je sais que ma fragilité vient de là, de ce problème de limite avec moi-même et avec l’autre, mais je sais aussi que c’est dans les moments où je parviens à accepter ce que je suis, mon histoire, mon étrangeté et mes incapacités, ces moments où je suis simplement moi-même, que je suis le plus en paix et donc, la plus heureuse.
Anne-Laure
photo d'illustration
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