Leymah Gbowee : `` il faut soutenir toutes les féministes ``

Quand elle est montée sur scène pour participer aux Débats du Monde Afrique au Quai Branly fin février, elle a pris tout le monde de court par son énergie et son humour. Cinq ans après avoir reçu le Prix Nobel de la Paix au nom de la « lutte non violente en faveur de la sécurité des femmes et de leurs droits à participer aux processus de paix », la libérienne Leymah Gbowee reste une combattante. Une femme fière de se dire plus que jamais africaine, chrétienne et surtout féministe.

Quatre ans après le début de la deuxième guerre civile au Liberia, vous avez organisé avec de milliers de femmes, chrétiennes et musulmanes, de toutes origines sociales un grand sit-in dans la capitale, Monrovia, pour exiger du président Charles Taylor qu’il ramène la paix dans le pays. Plus tard, à Accra, vous avez menacé de vous déshabiller pour forcer les chefs de guerre à aller au bout des négociations de paix. Pourquoi ?

Quand j’étais jeune fille, on m’a appris que j’appartenais à une communauté formidable, que les hommes nous protégeaient. Mais quand j’ai eu 17 ans, en 1996, la guerre est venue et toutes mes certitudes, se sont envolées. Il y a eu tant de viols, d’abus, qu’on a arraché aux femmes leur dignité. Je me consolais en me disant que moi, j’avais toujours réussi à conserver mon honneur, à préserver ma dignité. Mais quand nous sommes arrivés à Accra, nous avons été arrêtés pour obstruction à la justice. Après tout ce que nous avions traversé, je me suis dit que j’étais prête à abandonner ce dernier lambeau de dignité qui me restait. Je me souviens avoir ressenti une peine immense pour les générations à venir, pour cette société dans laquelle j’avais grandi. Nous avions tant souffert… J’ai décidé, poussée par le désespoir, de me mettre nue pour protester. Le corps des femmes est champ de bataille mais c’est aussi une arme puissante. On croit, en Afrique, que lorsqu’une femme se déshabille publiquement, elle jette une malédiction à ceux devant lesquels elle le fait.

D’autres féministes, ukrainiennes cette fois, font parler d’elles depuis plusieurs années pour les actions qu’elles mènent seins nus à travers le monde. Les Femen, puisque c’est d’elles qu’il s’agit, sont très critiquées. Quel regard portez-vous sur leur militantisme ?

Je crois que le féminisme est sans frontière. Il faut toujours appréhender les combats des femmes dans leur contexte. On ne peut pas refuser de soutenir une militante parce qu’elle est proche des Frères musulmans ou parce que son activisme la pousse à lutter seins nus. Il faut soutenir toutes les féministes. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous engager dans cette voie ? Je viens d’une famille africaine très originale. Ma grand-mère, la première, a été une grande source d’inspiration. Elle a plus de cent ans, est encore vivante et s’est mariée à trois reprises. La première fois, elle avait quinze ans et quelques mois après la cérémonie, son mari a levé la main sur elle. Elle l’a quitté ainsi que son enfant parce qu’elle estimait, contre l’avis général, qu’elle n’était pas la seule responsable du petit. Plus tard, elle s’est remariée et, à nouveau, son époux l’a frappée. Elle est donc encore partie. Elle était et est restée une femme libre.

Vous revendiquez votre christianisme mais beaucoup de représentants des églises chrétiennes en Afrique défendent des thèses conservatrices qui vont à l’encontre des valeurs que vous défendez comme féministe. Cela vous pose-t-il problème ?

Bien sûr, mais ça ne m’a jamais empêché d’agir et de dire haut et fort ce que je pensais. Je crois fermement que Jésus était féministe. Il a défendu les femmes, même les plus humbles, et a porté un idéal de justice sociale. Il n’empêche pas que je m’opposerai toujours à ceux qui veulent rechristianiser complètement le Liberia. Les gens doivent être libres de choisir leur orientation sexuelle comme leur foi. Ma relation à Dieu ne regarde que moi. Quand je travaille avec des femmes musulmanes, je me prouve à moi-même que je suis une vraie chrétienne. Il est écrit dans nos livres « aime ton prochain comme toi-même ». C’est la base de tout.

Avez-vous été menacée à cause des idées que vous défendez ?

Oui, mais jamais physiquement. Ma communauté m’a toujours protégée. Par contre, on m’a souvent traitée de prostituée, de mercenaire politique… Ce ne sont pas les insultes qui comptent, mais la réponse qu’on leur oppose.

En 2011, vous avez partagé le Prix Nobel de la paix avec deux autres femmes, dont la présidente libérienne Ellen Johnson Sirleaf. Vous avez souvent été en désaccord avec sa politique. Quel bilan tirez-vous de son action ?

La carrière politique d’Ellen Johnson Sirleaf a inspiré de nombreuses femmes, moi y compris. Elle voulait occuper le devant de la scène politique, et elle y est parvenue. Il y a de quoi admirer cette force. Je suis en désaccord avec certaines de ses décisions mais j’apprécie sa ténacité. J’ai cette détermination en moi aussi. Elle a brisé le plafond de verre. Je suis heureuse que des femmes comme Fadumo Dayib, qui est Somalienne et candidate à la présidence dans son pays, dise qu’elle veut marcher dans les pas d’Ellen Johnson Sirleaf.

Vous avez une fondation pour l’éducation des filles et appartenez, selon vos propres mots, à une certaine « jet-set africaine mondialisée ». Estimez-vous que la situation des femmes s’est améliorée sur le continent ?

Il est évident que ça va mieux. Cela fait 22 ans que je milite, j’y ai consacré la moitié de ma vie. Quand j’ai commencé, on ne pouvait pas parler publiquement des mutilations génitales, du mariage des mineures, de l’éducation des femmes, du contrôle des naissances, de l’homosexualité… Aujourd’hui ce sont des sujets qui sont débattus à la radio. Dès lors que ces thèmes sortent de la sphère privée pour être discutés publiquement, c’est un signe que les choses vont mieux. On y arrive.

 

Source: lemonde.fr