Face au terrorisme, l’esthétique du désastre
L’artiste franco-camerounaise Osvalde Lewat a choisi de montrer la force et la fierté de femmes rescapées d’attaques terroristes. Une approche qui n’est pas forcément comprise par tout le monde…
En juillet 2022, sous l’impulsion des artistes burkinabè Odile Sankara et Aristide Tarnagda, je décidai de me rendre à cent kilomètres de Ouagadougou pour photographier des rescapées, des femmes contraintes de fuir le terrorisme qui fragmente leur pays, de se protéger des hommes qui ont attaqué leurs villages, massacré leurs proches.
Du temps de l’ordinaire de leur vie enfuie, elles étaient connues par leurs prénoms et leurs noms. Aujourd’hui déchues de ce passé, réfugiées dans des camps, des familles d’accueil, des marchés où elles squattent de spartiates boutiques désaffectées, elles sont devenues des déplacées internes. Prénoms et patronymes subtilisés, effacés par l’accablante actualité. Comment photographie-t-on des «personnes déplacées internes», surtout quand ces personnes sont des femmes ? Comment ne devient-on pas complice de l’objectivation – après tout, une photo est bien un objet – d’êtres de chair et de destin dont l’identité, la relation au monde, le rôle social se trouvent dorénavant figés dans une sorte d’antonomase
L’antonomase, cette figure de style qui opère la mue du nom commun en nom propre, et inversement, neutralise ici les trajectoires personnelles, les fortunes singulières, la précieuse individuation. Alors j’ai désiré que mes photos reflètent ce que je voyais de ces femmes qui paient leur traversée terrestre en monnaie de sang et de douleur. Loin des tentes du HCR, de l’ONU, sans paupières baissées ni échine courbée, le menton relevé, le regard visant l’objectif de l’appareil, grandes, fortes, elles ont posé. Joué aussi. Avec un foulard, des bougies allumées dans l’obscurité, une bassine d’eau, une natte, l’ocre d’un mur, la brique de terre rouge d’une façade de maison, de la paille, des arbres.
Dignité, identité, féminité
Lors de l’accrochage des œuvres, elles ont découvert, incrédules, leur double sur des tirages hauts et larges de plus de deux mètres. Dirigeant un doigt hésitant et pudique vers sa propre photo, l’une d’elles me demanda : « C’est qui ? » Dans La Chambre claire, Roland Barthes postule : « La photographie, c’est l’avènement de moi-même comme un autre : une dissociation retorse de la conscience d’identité. » Aristide et Odile, qui plus tard s’entretinrent avec elles, me confirmèrent qu’elles se redécouvraient, se déprenaient de l’idée qu’elles avaient fini par se faire d’elles-mêmes. Par le biais de leur double de photo, elles se sentaient restaurées dans leur dignité, leur identité, leur féminité ; et échappaient à la stigmatisation qui naît de la confusion entre heurt ponctuel de la vie et accident permanent.
Même si ces photos ne suffiront jamais, à elles seules, à rétablir définitivement une image de soi écornée, il n’est pas excessif d’avancer que j’ai été témoin d’une forme de remontée en humanité que le premier mouvement qui m’avait conduite à éviter les sempiternelles photos misérabilistes de déplacés internes, de réfugiés, de foyers d’instabilité dans le monde, n’aurait pu me laisser entrevoir. C’est qu’il s’agissait, avec Face ( le titre de l’exposition et de la série de photos), de divorcer de cette abstraction nommée «déplacées internes», cette brume humaine qui ne figure rien. LIRE PLUS SUR JEUNEAFRIQUE
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