Aïcha, femme éboueure à Paris : ``On encaisse la détresse humaine``
Le documentaire "Des Ordures et des Hommes" de Mireille Dumas, diffusé sur France 2 le 11 février, nous plonge dans le quotidien difficile des éboueurs de Paris. Figure féminine rare (et forte) des agents de la Propreté de la Ville, Aïcha nous raconte son parcours étonnant, son quotidien et ses craintes aussi... Rencontre passionnante et musclée.
Comment êtes-vous devenue éboueure Aïcha ? Quel a été votre parcours ?
Aïcha : Rien ne me prédestinait à être éboueure. Je suivais un cursus de cinéma, que j'ai dû arrêter en deuxième année parce que j'ai eu ma fille. J'ai su trois heures avant d'accoucher que j'étais enceinte. Tous mes projets sont tombés à l'eau. Il fallait trouver vite un emploi, un appartement .Donc, j'ai été manager dans la restauration rapide. Après une agression par des clients, je me suis retrouvée en congé pour accident de travail. À ce moment-là, j'ai rencontré une mère de famille qui était éboueure, et dont la fille était dans la même classe que la mienne. Elle m'a fait découvrir le métier. J'ai tenté ma chance et je me suis inscrite au concours d'éboueur à la Ville de Paris. À ma grande surprise, en quelques mois, j'ai été recrutée.
Avez-vous croisé d'autres femmes éboueures depuis ?
Oui, on représente un peu moins de 5% des effectifs. Je suis entrée en février 2014 dans un atelier qui n'avait jamais eu de femmes dans le 11e, puis j'ai travaillé dans le 18e, près du métro La Chapelle. Dans ce quartier, il y avait beaucoup de souillures, de la toxicomanie, de la prostitution, des migrants et des personnes à la rue. C'était très difficile. J'ai travaillé pendant deux ans là-bas et j'ai fait ma demande dans un service qui venait d'ouvrir ses portes aux femmes, qui s'appelait la Fonctionnelle. On m'a acceptée.
Pouvez-vous nous parler de vos tâches au quotidien ?
Dans certains ateliers, la collecte des ordures ménagers se fait par le privé. Nous avons donc d'autres tâches. Il faut balayer le secteur qu'on nous a assigné, changer les sacs poubelles, laver les rues avec un camion citerne...
J'étais souvent mobilisée à ce poste, le chef disait que quand je lavais, il n'y avait pas de mauvais retour, contrairement à certains collègues qui lavaient comme des bourrins. C'est l'une des choses que la femme a apporté au métier. Nous sommes assez pointilleuses. Une femme va faire attention à ne pas éclabousser les passants ou les vitrines, par exemple.
En dehors du lavage, il y a aussi les encombrants. On nous donne une liste des adresses avec ce qu'on va trouver sur les lieux, mais quand on arrive, les gens en ont profité pour jeter ce qu'ils avaient à jeter, et on passe du simple au triple en volume. Parfois, on tombe sur de mauvaises surprises, on arrive pour enlever un petit meuble, et finalement, c'est tout un appartement qui est sur le trottoir et qu'il faut porter. La trappe du camion est censée nous aider à ne pas faire de gros efforts, comme surélever les meubles au-dessus des épaules, mais le matériel est très vieux et défectueux. On se retrouve souvent à faire des mouvements qui peuvent abîmer le dos, les bras. Le corps est souvent mis à l'épreuve par l'effort physique et par le temps, car qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il y ait la canicule, nous sommes à l'extérieur. Il y a des anciens qui ont des rhumatismes, des problèmes de dos, des articulations qui leur font mal...
"On se dit que c'est un travail sans fin"
Malgré ces conditions de travail très difficiles et physiques, n'avez-vous jamais été découragée ?
Beaucoup moins que lorsque j'étais dans la restauration où je ne comptais pas mes heures. J'étais manager, et lorsque les passations devaient se faire, certains collègues étaient absents. J'ai dû faire des ouvertures et des fermetures à des heures qui ne sont pas légales. Je me retrouvais toute seule à 1h-2h du matin dans des endroits où il n'y avait pas un chat, avec la peur au ventre. Puis, j'ai travaillé à Bobigny, les clients vous parlent mal, il y avait de la violence verbale et même physique. Il m'est arrivé de me faire bousculer et je me suis déjà fait agresser par plusieurs personnes. Après, je me suis dit que je n'étais pas assez payée pour risquer ma vie bêtement.
Comment vivez-vous le fait d'être en contact avec des déchets, qui en plus ne sont pas les vôtres ?
Au début, je m'étais dit que cela serait compliqué, j'étais consciente de ce qui m'attendait. A partir du moment où j'ai commencé à m'y intéresser, j'ai vu des choses que je ne voyais pas auparavant. La personne qui fume et écrase son paquet de cigarette par terre, des mamans qui jettent les emballages des goûters alors que vous êtes devant eux, c'est difficile. On se dit que c'est un travail sans fin.
"Notre métier est dans le sanitaire et le social"
Quel souvenir marquant gardez-vous de vos interventions ?
Faire les déblaiements des camps de migrants. C'est assez dur de voir des gens qui ont fui la guerre et la misère, pour se retrouver en France dans les rues, à dormir par terre. On perçoit la tristesse, l'incompréhension dans leurs regards. Ils ne comprennent pas qu'on vienne jeter ce qu'il leur reste. Ces gens arrivent à se débrouiller, à trouver des trucs à droite et à gauche, et finalement, on leur arrache pour les mettre à la poubelle.
C'est finalement un métier où on voit beaucoup l'humain, sous toutes les formes ?
Notre métier est dans le sanitaire, dans le social. On fait le relais avec les gardiens, les riverains, qui se plaignent. On encaisse les plaintes, les nuisances sonores, la détresse humaine. Il y a beaucoup de choses que l'éboueur encaisse au quotidien. C'est difficile de balayer dans des rues, être confronté à la misère sociale, rentrer chez soi et tout oublier.
Vivez-vous en couple ?
Je suis mariée depuis peu. J'ai une fille de 11 ans, d'une première union et un bébé qui a 4 mois.
Comment votre famille a-t-elle réagi lorsque vous leur avez annoncé vous deveniez éboueure ?
Elle a bien pris la chose. Mon père voulait un autre avenir que celui de balayer les rues, surtout pour une femme. Pour lui, c'était déjà un métier dégradant, j'ai trois grands frères qui ont des métiers valorisants. Mais il s'est fait à l'idée maintenant, surtout que je suis déléguée syndicale. Je vais souvent à la bourse, je fais des réunions, je suis engagée politiquement...
Quand j'ai voulu changé de poste à l'époque, mon ex-conjoint m'avait soutenu. Et mon mari actuel est éboueur, c'est un ancien collègue. Ce n'était vraiment pas un problème pour lui !
"Ma féminité a repris le dessus"
Êtes-vous coquette ? Votre métier a-t-il changé quelque chose dans la façon dont vous prenez soin de vous ?
Je l'étais et je le suis toujours. Le conseil que l'on m'a donné en arrivant à la Ville de Paris, c'était de ne pas trop me mettre en avant. Il fallait presque bafouer sa féminité, parce que certains hommes n'étaient pas prêts. Au début, j'allais travailler en jogging-baskets au boulot. Quand j'ai vu que je n'avais rien à craindre, que les liens ont commencé à se tisser avec les collègues, ma féminité a repris le dessus. Je travaille souvent maquillée. Ce n'est pas parce qu'on occupe des métiers d'hommes qu'il faut oublier sa part de féminité.
Diriez-vous que vous êtes épanouie dans votre métier ?
Non, je ne dirais pas ça. J'aime mon métier, je l'assume, mais j'aspire à évoluer comme tout un chacun. Ma vie est faite d'évolutions. Mon mari était éboueur, et aujourd'hui, il est chef. J'aspire aussi à évoluer au sein de la Ville de Paris, être chef ou que sais-je. Les possibilités sont tellement grandes, il y a des concours en interne. Mais en tout cas, je ne vais pas rester éboueure….
Source : Autre presse
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