‘’Maîtresse, je souffrais d’être un second violon’’
Je l’ai tout de suite reconnu. Un jumeau, une âme sœur, un alter ego. Nous avions le même humour, nous partagions les mêmes valeurs, les mêmes intérêts. Pendant quelques années, notre relation a été platonique. C’était pour moi un frère bienveillant.
J’ai fini par sentir qu’il s’éprenait de moi, qu’il était sensible à mon charme, tout en se gardant de l’exprimer. J’étais aussi très attachée à lui, mais je ne voulais pas d’une relation avec un homme marié. Par respect pour moi et pour l’autre femme. Puis, un jour, portés par l’ivresse du classique verre de vin, dans une ambiance propice au rapprochement, nous avons laissé nos bonnes intentions de côté. Mon attirance pour lui a eu raison de mes principes. Le barrage a cédé.
Nous avons vécu une folle passion. Les rendez-vous dans l’ombre, le cœur qui bat la chamade, les courriels enflammés… Nous volions si haut. Au bout de deux mois, j’ai néanmoins voulu rompre. Je souffrais déjà d’être second violon. A mes yeux, notre amour méritait d’être vécu en plein soleil. Je ressentais aussi de la culpabilité envers sa femme, que je ne connaissais pas. Elle s’interposait entre nous tel un fantôme. Quand je lui ai annoncé ma décision, il m’a répété à maintes reprises, les yeux plantés dans les miens, le ton solennel : « Je t’aime profondément, tu es la femme de ma vie. Je ne te laisserai pas tomber. Attends-moi. »
Je n’ai pas douté une seconde de sa sincérité. J’étais certaine qu’il allait honorer son engagement. Après tout, je le connaissais depuis longtemps. Nous étions en phase sur tous les plans : spirituel, philosophique, sexuel, affectif. Je l’admirais beaucoup. J’étais fière qu’un homme d’une telle envergure s’intéresse à moi. Il correspondait en tout point au compagnon de vie que j’avais dessiné dans ma tête: vif d’esprit, cultivé, drôle, sensible aux autres, tendre.
Alors j’ai attendu. Longtemps. Les années qui ont suivi m’ont marquée au fer rouge.
Mon « chum » refusait de me considérer comme sa maîtresse. J’étais son « grand amour ». Étais-je naïve? Je ne crois pas. Je continue de penser, encore aujourd’hui, qu’il était sincèrement épris. Il n’était pas le genre à cumuler les aventures et à se jouer des femmes.
Sauf que la situation a fini par me rendre dingue. Je dormais mal, je mangeais peu, je prenais des médicaments, je pleurais tous les jours. Je lui cachais toutefois mon désarroi, de peur de le faire fuir. Lorsque venait le temps des vacances familiales, il se sentait coupable et me couvrait de cadeaux. Je redoutais ces périodes durant lesquelles il se rapprochait de sa famille. Rongée par l’angoisse, j’étais toujours dans l’attente d’un coup de téléphone ou d’un courriel. Je l’imaginais avec les siens et ça m’anéantissait. Je ne supportais plus de ne pas être choisie.
J’ai fini par le confronter, car je sentais qu’il ne passerait pas à l’acte. C’est durant un week-end à son chalet qu’il m’a annoncé, par courriel, qu’il ne quitterait pas sa femme. Il n’y a pas de mot pour décrire ma douleur. J’ai senti le sol se dérober sous mes pieds. Peu de temps après, on m’a d’ailleurs diagnostiqué une dépression majeure. Selon ma psychiatre, cette rupture amoureuse fût l’équivalent sur le plan psychiatrique d’un arrêt cardiaque. En effet, mon cœur s’était arrêté. J’ai cessé de travailler.
Nous avons coupé les ponts pendant un bout de temps avant de renouer. Il a fini par me refaire les mêmes promesses, avec la même ardeur. « Les choses ont évolué », disait-il. Je pense qu’il voulait y croire. Moi, en tout cas, j’y ai cru une deuxième fois. Il a d’ailleurs annoncé à sa femme et à ses enfants son intention de quitter le nid familial. Il a pris les services d’un agent immobilier afin de vendre sa propriété. Notre projet de vie commune reprenait forme. Nous allions vivre dans cette jolie petite maison que nous avions repérée, il allait me faire des enfants. J’avais hâte de le présenter à ma famille, la plupart des membres ignoraient ma relation avec lui. Il n’y a pas de fierté à dire qu’on voit un homme qui n’est pas libre. Et puis, je n’avais pas le goût d’entendre : « Ma pauvre fille, tu vas te briser. »
Quelques semaines après avoir dit à sa femme qu’il la quittait, il est redevenu fuyant. Il s’est mis à espacer nos rendez-vous, son ton changeait. Et il ne faisait toujours pas sa valise… Alors je l’ai à nouveau confronté. Je me souviens parfaitement de la scène : j’étais dans une cabine téléphonique. Je cognais sur les parois en hurlant de douleur. Il a promis de venir me voir en personne pour s’expliquer. Il ne l’a jamais fait.
Je crois que c’est lorsqu’il a été question de vendre sa maison qu’il a reculé. Ses enfants étaient aussi bouleversés par la séparation éventuelle de leurs parents. Il ne supportait pas la perspective d’incarner à leurs yeux le rôle du méchant qui quitte leur mère.
J’ai le sentiment que ma principale rivale n’était pas tant sa femme que tout ce qu’ils avaient construit ensemble : les enfants, leur maison, les amis, le standing, le confort. Les hommes se définissent beaucoup par leur réussite familiale. Ils n’osent pas faire éclater cette cellule, qui symbolise l’aboutissement d’un projet de vie. Je lui en veux encore d’avoir fait passer tout cela avant nous. Il a beaucoup utilisé l’excuse des enfants. Aujourd’hui pourtant, ils sont adultes, ils ont quitté le nid. Mais lui n’est pas parti.
Comment faisait-il pour vivre sans moi s’il m’aimait autant qu’il le prétendait? Ça reste, à ce jour, un grand mystère. J’étais dans l’illusion qu’il percevait cet amour de la même manière que moi. Dans l’absolu. Mais non. L’autre est toujours un autre que soi. Il a son univers, son jardin secret, sa propre conception des choses. C’est la conclusion que je tire de cet épisode de ma vie, dont je porte toujours les séquelles. Une partie de moi est abîmée à jamais.
Si je lui en veux d’avoir nourri mon espoir si longtemps, si je lui en veux de m’avoir trahi à mort, je sais aussi que j’ai contribué à mon malheur. J’ai fait un mauvais choix, je l’assume. J’ai gâché ma trentaine.
C’est un épisode de ma vie dont je parle rarement parce que je supporte mal les jugements à l’emporte-pièce. Notre histoire n’est pas celle d’une fille naïve qui s’est fait avoir par un salaud qui trompait sa femme. Je n’étais pas non plus une « voleuse de mari ». Les gens ont tendance à poser des étiquettes pour se rassurer. Il y a le bien d’un côté, le mal de l’autre. Alors qu’il y a un océan de nuances et de subtilités entre les deux. Les êtres sont si complexes.
Edith (Paris)
Photo d'illustration
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