Gabon : pourquoi la chanteuse Patience Dabany entend faire interdire en France un documentaire

Estimant que le réalisateur Joël Soler avait abusé de sa confiance, la star de la musique gabonaise Patience Dabany, par ailleurs mère du président Ali Bongo Ondimba, demande l’interdiction d’un documentaire initialement programmé sur la chaîne Planète+. La justice française a mis sa décision en délibéré au 16 février. 

Le tribunal de grande instance de Paris a examiné, vendredi 19 janvier, le référé introduit par la chanteuse gabonaise Patience Dabany contre la société de production Day For Night. Une procédure visant à obtenir l’interdiction de la diffusion et de la commercialisation d’une interview accordée au documentariste Joël Soler. Celle-ci devait être diffusée sur la chaîne Planète+ le 27 septembre, dans le cadre d’une série consacrée aux épouses d’anciens « despotes ». Invoquant la violation de son droit à l’image, Patience Dabany demande en outre 30 000 euros, au titre de réparation. « Quand, en janvier 2017, la société de production Day For Night a pris contact avec Edgar Yonkeu, le manager de Patience Dabany, il était question de réaliser un documentaire sur les femmes qui ont eu un impact sur la carrière politique ou scientifique de leur enfant. Jamais le titre réel du documentaire [Despot Housewives] ne leur a été indiqué », a plaidé à la barre Me George Arama, l’avocat de la chanteuse, citant plusieurs mails échangés entre Day For Night et Edgar Yonkeu – versés au dossier.

« Induite en erreur »

Selon l’entourage de Patience Dabany, celle qui fut aussi, pendant près de vingt ans, la Première dame du Gabon aurait donc été « induite en erreur » quant à la finalité de cet épisode de 52 minutes, intitulé Les Matriarches. De son passé de Première dame, la plaignante a effectivement conservé ce surnom : « la Mama » – ou encore « Maman Gabon ». De 1967 à 1986, date de leur séparation, Marie-Joséphine Kama (son nom à l’état civil) fut l’épouse d’Omar Bongo Ondimba, qui a présidé 42 années durant aux destinées du Gabon. À la ville, elle fait partie du club très fermé des femmes qui ont été tout à la fois l’épouse et la mère d’un chef d’État. Car Marie-Joséphine Kama est aussi la mère d’Ali Bongo Ondimba, qui a succédé à son père en 2009 au Palais du Bord de mer.

Sur la scène, elle est Patience Dabany, une star de la musique gabonaise dont les principaux tubes ont franchi de longue date les frontières du pays. Alternant variété, pop, zouk, rumba et autres rythmes locaux, certains – comme L’amour d’une mèreou On vous connaît – ont assis sa réputation jusqu’aux confins de l’Afrique de l’Ouest.

« Atteinte inadmissible à la liberté de la presse »

En janvier 2017, Joël Soler la sollicite en vue d’intégrer son portrait à un documentaire consacré aux « matriarches en politique ». Pensant qu’il s’agit d’évoquer sa relation avec son fils, Patience Dabany accepte donc de se prêter à l’exercice, apparemment persuadée que sa carrière – tout particulièrement son tube L’Amour d’une mère – sera l’objet de leurs échanges. Non sans une certaine méfiance, toutefois. « On nous avait demandé d’envoyer la liste des questions qui lui seraient posées », confie le réalisateur à Jeune Afrique. Mais fin septembre, alertée par des articles de presse annonçant la diffusion de l’épisode, Patience Dabany réagit à la veille de la diffusion. Par avocat interposé, elle met en demeure Planète+ (qui appartient au Groupe Canal+), demandant l’interdiction de la diffusion. Prudente, la chaîne décide d’y surseoir, le temps que le litige soit examiné par la justice. « Une dizaine de chaînes internationales ont pré-acheté le film. Leurs diffusions ont été renvoyées à la première diffusion en France », explique Jan Vasak, fondateur de Day For Night. « Cette assignation revient à demander la mort du film en procédure accélérée, ce qui est une atteinte inadmissible à la liberté de la presse », réagissait Christophe Caron, l’avocat de l’Union syndicale de la production audiovisuelle (USPA), le 22 décembre, lors d’une audience préliminaire. Selon ce syndicat, qui s’est associé à la défense de Day for Night, la procédure serait « attentatoire à la liberté des sociétés de production de films documentaires d’évoquer des sujets d’un intérêt général ».
Il revient désormais au tribunal, qui doit rendre sa décision le 16 février, d’apprécier si les séquences filmées par Joël Soler relèvent bien de « l’intérêt général ». Certes, le film, que Jeune Afrique a pu visionner, rappelle la présence de Patience Dabany aux côtés d’Omar Bongo lors de ses visites officielles, au temps de leur union.
La chanteuse, qui siège toujours au bureau politique du Parti démocratique gabonais (PDG, au pouvoir), y assure notamment « n’avoir jamais divorcé de [son] mari » et continuer à soutenir aujourd’hui la carrière politique de son fils Ali : « Mes prières sont toujours pour mon fils, pour mes enfants et pour mon pays ».
« Rien dans ce film n’est scandaleux, choquant ni attentatoire à la dignité humaine, ce qui pourrait justifier son interdiction », tonne à la barre François Pouget, l’avocat de Day For Night.

Grace Mugabe, Leïla Ben Ali, Rachele Mussolini, Sadjida Hussein…

Mais si les passages du documentaire la concernant ne semblent pas de nature à motiver une demande d’interdiction, il en va tout autrement de son emballage. La série documentaire de Joël Soler s’intitule en effet Despot Housewives, clin d’oeil à la célèbre série américaine. Empilant les portraits d’épouses d’anciens dictateurs emblématiques, à travers un découpage thématique (« les Grandes Dépensières », « les Impératrices rouges », « les Cuisinières dans la terreur », « les Illusionnistes », « les Matriarches », « les Reines sans couronne »), le réalisateur passe sans préavis de Grace Mugabe à Leïla Ben Ali, de Rachele Mussolini à Sadjida Hussein, de Lucía Pinochet à Agathe Habyarimana…
À cette loterie télévisuelle, Patience Dabany a pioché le mauvais numéro. Car l’épisode dans lequel elle apparaît évoque aussi l’épouse du tristement célèbre ministre nazi de la Communication, Magda Goebbels, qui empoisonna ses six enfants au cyanure à la chute du IIIe Reich, ainsi que les épouses de la dynastie Kim en Corée du Nord.
« Je ne les compare pas et je le dis explicitement dans le film, se justifie Joël Soler. J’ai travaillé pendant 15 ans sur les dictatures, notamment sur Hitler et ses proches, et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu mentionner d’autres grandes figures de matriarches. »
Selon lui, l’autorisation de tournage accordée par le ministère gabonais de la Communication précisait d’ailleurs qu’il s’agissait d’un film sur les matriarches en politique. Mais selon l’un de ses proches, la chanteuse gabonaise a été sciemment induite en erreur, la production évitant de lui indiquer que son portrait s’inscrirait dans la série Despot Housewives. « Son agent et elle-même pensaient que l’interview se concentrerait sur sa carrière musicale et s’intéresserait parallèlement à Marie et Irène Curie, ainsi qu’à l’ex-Première dame sud-coréenne Park Geun-Hye. Des personnes aux côtés desquelles il aurait été bien plus respectable de figurer. »

 

Source : jeuneafrique.com