Droits de la femme : La Tunisie mène une autre révolution

L’auteure, journaliste américano-égyptienne, analyse cette autre révolution tunisienne née du 14 janvier 2011, celle qui est en train d’éliminer la misogynie tricéphale des sociétés musulmanes.

Sept ans après avoir déclenché les premiers soulèvements de ce que l’on appelle le «Printemps arabe» et déposé son dictateur, la Tunisie est de nouveau sur la brèche, suscitant encore une fois inspiration et colère. De quelle manière? En bousculant ce que beaucoup considèrent comme étant plus difficile à détrôner que les dictateurs à vie: les lois et les tabous islamiques sur le mariage et l’héritage.

Le tollé général

En février [2018, ndlr], le président Béji Caïd Essebsi devrait tenir sa promesse, faite l’an dernier, de faire de la Tunisie le premier pays musulman reconnaissant à la femme des droits successoraux égaux à ceux de l’homme. La loi musulmane sur l’héritage accorde à l’homme une part double à celle de la femme. L’an dernier également, Caïd Essebsi a abrogé une circulaire de 1973 interdisant à une Tunisienne d’épouser un non-musulman. Dans la plupart des pays à majorité musulmane, les hommes ont le droit d’épouser des femmes juives ou chrétiennes, alors que les femmes ne peuvent épouser que des musulmans.

En mettant fin à cette interdiction du mariage interconfessionnel et en promettant d’instituer la parité femme-homme en matière d’héritage, Caïd Essebsi a provoqué un tollé général. Des oulémas d’El-Azhar, la plus haute autorité de l’islam sunnite, basée au Caire, ont déclaré que l’égalité successorale «n’était pas un sujet discutable», qu’elle «contredisait les ordonnances de l’islam» et que l’héritage dans l’islam était défini par la charia, «ne laissant aucune marge au raisonnement indépendant ou à l’incertitude.» Ces mêmes savants d’El-Azhar ont également mis en garde que la permission aux femmes d’épouser des non-musulmans «porterait attente à la stabilité du mariage.»

Caïd Essebsi veut faire de la Tunisie le premier pays musulman reconnaissant à la femme des droits successoraux égaux à ceux de l’homme.

Comme prévu, les adversaires de l’égalité entre femmes et hommes dans le mariage et l’héritage ont aussi fait valoir qu’il y avait «des questions plus importantes» à traiter et certains ont même été jusqu’à avertir que l’égalité des genres faisait partie d’un «agenda politique étranger.»

D’autres ont qualifié la position progressiste du président tunisien de «féminisme imposé par l’Etat.» Caïd Essebsi a été accusé de se servir des droits de la femme comme d’un «ballon politique» pour détourner l’attention du public d’autres questions (notamment, la très controversée loi sur la réconciliation économique et administrative). D’autres disent aussi qu’il est tout simplement en train d’essayer de rallier les suffrages des femmes pour les élections municipales de mai prochain.

Quel mal y aurait-il à vouloir s’attirer la sympathie des femmes et leur vote en éliminant les obstacles qui les privent de l’égalité avec les hommes ?

«Ça n’est pas le moment»

Cette controverse déclenchée par la perspective d’une plus grande égalité femmes-hommes en Tunisie est un cruel rappel nécessaire de l’ampleur du sort auquel sont soumises les femmes musulmanes – et chrétiennes – de la région, c’est-à-dire leur position de prisonnières de lois sur la famille sanctionnées par la religion et qui sont profondément misogynes. C’est également un rappel tragique que, à travers l’Histoire, les femmes se joignent aux révolutions et aux mouvements de libération pour que, au bout du compte, elles se trouvent mises à l’écart par les hommes.

Il est vrai qu’aucune des révolutions dans la région n’était mue par l’égalité des sexes. Bien que, durant ces soulèvements, les femmes soient descendues dans la rue, aux côtés des hommes, au bout du parcours, les hommes restent en guerre contre les hommes dans leur lutte pour le pouvoir, alors que les femmes n’obtiennent que peu gains dans les sociétés conservatrices de la région.

Chaque fois que je soulève cette question de l’égalité des sexes, l’on me répond très souvent : «Ce n’est pas le moment.» L’on dit toujours aux femmes que leurs combats sont un dévoiement. En d’autres termes, les femmes –qui représentent la moitié de nos sociétés– figurent loin dans la liste de nos priorités –laquelle liste est fixée par les hommes. Il est vrai que nos dictateurs oppriment tout le monde, les hommes tout autant que les femmes. Mais, alors que l’Etat opprime les hommes et les femmes, l’Etat, la rue et le foyer, ensemble, oppriment les femmes, créant ainsi une misogynie à trois têtes.

Ceux qui critiquent Caïd Essebsi et son «féminisme imposé par l’Etat» oublient le fait que la Tunisie a derrière elle une longue histoire de progressisme en matière de droits de la femme.

Lorsque, l’année dernière, Caïd Essebsi a décidé de lever l’interdiction du mariage interconfessionnel et promis d’instaurer l’égalité successorale entre les hommes et les femmes, plusieurs personnes se sont souvenus du président Habib Bourguiba, l’homme auquel le pays doit son Code du statut personnel de 1957 qui a offert aux Tunisiennes plus de droits que ce dont jouissent, aujourd’hui même, d’autres pays de la région. Ce code a accordé aux femmes tunisiennes le droit de demander le divorce, d’ouvrir un compte bancaire, d’établir une affaire sans l’approbation préalable de leurs époux et d’avoir accès aux services d’interruption de grossesse. Sous Bourguiba, également, la Tunisie a aboli la polygamie.

Habib Bourguiba, l’homme qui a offert aux Tunisiennes plus de droits que ce dont jouissent, aujourd’hui même, d’autres pays de la région.

Une première révolution qui entraîne une autre révolution

De la même manière qu’elle a déclenché les soulèvements contre les dictatures, la Tunisie est en train d’ouvrir la voie de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la région. La parité femmes-hommes sur les listes électorales est désormais une obligation légale en Tunisie et la constitution de ce pays est la plus progressiste de la région. Lorsque les adversaires de l’égalité des femmes utilisent la carte du «féminisme imposé par l’Etat» ou celle de «la distraction», ils oublient que le tiers des membres parlement tunisien sont des femmes – soit un taux plus élevé que ce que l’on trouve dans des pays comme le Canada, les Etats-Unis et la Grande Bretagne – et que cette Assemblée des représentants du peuple a adopté, l’an dernier, une loi protégeant les femmes contre le harcèlement sexuel et la discrimination économique. Cette loi est venue aussi combler un vide juridique qui permettait aux violeurs d’épouser leurs victimes. Rapidement, la Jordanie et le Liban ont emboîté le pas à la Tunisie en comblant eux aussi cette lacune légale. (…)

Les avancées des droits de la femme tunisienne en matière d’égalité dans le mariage et l’héritage sont révolutionnaires non pas seulement pour les Tunisiennes mais également pour toutes les femmes musulmanes à travers le monde.

C’est ainsi qu’une révolution qui a commencé en une révolte contre un dictateur dans son palais présidentielle est devenue une révolution contre les dictateurs auxquels les femmes sont confrontées dans la rue et les dictateurs auxquels elles font face à la maison. Ces mesures tunisiennes qui accordent aux femmes de ce pays l’égalité dans le mariage et la succession sont des pas importants sur la voie de l’élimination de la misogynie tricéphale qui fait la loi dans la région.

 

 

 

Source : kapitalis.com