Marie N’Diaye : « Je ne suis à l'aise que dans la fiction »

L'exposition « Le modèle noir » au musée d'Orsay inspire à l'écrivaine une nouvelle alors que paraît un recueil de théâtre, « Trois Pièces ». Entretien.

Trois Pièces de Marie N’Diaye paraît aux éditions Gallimard le 4 avril. La première, Délivrance, est la saisissante correspondance à sens unique d'un exilé à sa femme restée au loin ; Berlin mon garçon (qui sera montée à la Colline cet automne par Stanislas Nordey) narre la quête d'une mère inquiète partie pour Berlin, où vit son fils, introspection d'une famille avec cet art du malaise diffus que distille l'univers précis et oppressant de l'auteure : enfin, Notre élue, représentée l'an dernier au Rond-Point à Paris.

Dramaturge (entrée au répertoire de la Comédie-Française), romancière, nouvelliste, Marie N’Diaye, Prix Goncourt pour Trois Femmes puissantes, a, entre-temps, fait « un pas de côté » à l'occasion de l'exposition « Le modèle noir » en publiant dans une coédition Flammarion-musée d'Orsay une nouvelle que lui a inspirée Maria Martinez, dite aussi Marie l'Antillaise, photographiée par Nadar.

Les quatre portraits de cette artiste, surnommée « La Malibran noire », sont réunis pour la première fois à Orsay. Marie N’Diaye imagine une narratrice universitaire qui fait des recherches sur ce personnage perturbées par l'arrivée, dans sa vie, d'une chanteuse qui pourrait bien avoir quelque chose à voir avec l'artiste que Nadar photographia du temps de sa splendeur, mais aussi de sa déchéance.

Marie N’Diaye, née en 1967 en France d'un père sénégalais et d'une mère beauceronne, ne met jamais en avant, ni dans la vie ni dans l'écriture, son ascendance africaine, sauf par l'intermédiaire de son frère, l'historien Pap N’diaye, conseiller scientifique de l'exposition « Le modèle noir ». Entretien.

Vous n'avez pas pour habitude d'écrire sur des sujets touchant la condition noire. Comment vous êtes-vous retrouvée « embarquée » dans l'aventure du « Modèle noir » ?

Ce n'est pas la première fois que j'aborde ce sujet puisqu'à la demande de mon frère j'avais déjà écrit une préface, sous forme de nouvelle, à son livre La Condition noire. Et, de nouveau, c'est lui, comme historien, qui m'a fait parvenir la demande de l'équipe du musée d'Orsay de m'associer à l'exposition en écrivant un texte à partir d'œuvres choisies, une ou plusieurs. Je n'étais pas sûre d'être à l'aise, même si j'avais déjà écrit sur des images : un texte sur Turner paru aux éditions Flohic (La Naufragée, 1999) dans une collection sur l'art de textes d'écrivains, Michon, Echenoz... (« Musées secrets », NDLR). Je ne me pose pas la question de savoir si l'on fait appel à moi parce que je suis une femme noire et je ne vois pas l'équipe me dire qu'elle m'a sollicitée (sourire) pour ce qui peut paraître un arbitraire et non pour mon travail. On n'en sort pas si l'on commence à penser ainsi, et cela ne m'intéresse pas de creuser cette question. Peut-être parce que je suis d'une autre génération.

Comment avez-vous choisi Maria Martinez photographiée par Nadar ?

Je ne suis à l'aise que dans la fiction, je ne pouvais qu'imaginer à partir des personnages représentés, et j'ai choisi Nadar non par préférence pour l'œuvre, mais parce que je pouvais obtenir des éléments biographiques. De fait, la conservatrice d'Orsay, Isolde Pludermacher, m'a transmis tous les documents concernant cette Maria, articles de journaux, lettres de Théophile Gautier, extraits de lettres de Baudelaire. Et, d'emblée, j'ai été convaincue de l'hypothèse que Maria l'Antillaise et Maria Martinez ne faisaient qu'une seule et même personne. En tout cas, c'est celle que j'ai choisie comme auteure de fiction.

La narratrice de votre nouvelle est une universitaire qui fait des recherches sur cette Maria Martinez, un peu comme vous écrivant, un peu comme la conservatrice d'Orsay, mais surtout elle peine à écrire le roman qu'elle voudrait lui consacrer...

Il n'était pas envisageable pour moi de faire un roman avec Maria Martinez pour personnage, même si je pense qu'il y aurait là matière à un livre ou un film très riche. Elle méritait mieux que trente pages, mais j'avais peu de temps, alors c'était une façon d'écrire sur le désir d'écrire sur elle, un contournement, en quelque sorte.

« On trouve pittoresque de voir une femme noire habillée avec une belle robe de dentelles de femme blanche. »

Qu'avez-vous découvert sur cette Maria en explorant cette matière ?

D'abord, par rapport à ce que montre l'exposition, Maria Martinez n'est pas un modèle, mais une artiste renommée, représentée en tant que telle par Nadar. Et, pour certains, une grande artiste. C'est extraordinaire comme aventure et comme trajet, réussir quand on est une femme de cette origine et de cette « race », comme on dit... Le peu de ce que l'on sait de sa vie, déjà romancé peut-être, est passionnant ! Voilà une fillette née à La Havane, emmenée en Espagne par un bienfaiteur mystérieux qui l'éduque, lui donne les meilleurs cours de chant (étonnant, l'intérêt de cet homme, est-ce un père, ou s'agit-il d'un autre type de relation ?). Toujours est-il qu'il la prend sous sa protection. Elle entre au conservatoire de Madrid, chante à la cour de la reine d'Espagne, arrive en France, fait escale à Bordeaux, on suppose qu'elle avait appris le français. Et la voilà qui devient, en quelques années, une artiste réputée grâce, entre autres, au soutien de Théophile Gautier... C'est une concentration d'événements extraordinaires en une courte période. Et puis elle passe de la gloire à l'obscurité, la déchéance est très brutale sans qu'on sache pourquoi. Un problème de voix ? Une rencontre qui n'était pas la bonne ? Une addiction quelconque ? Cela demeure mystérieux.

Vous en faites une héroïne, une femme « vaillante », regardée avec respect par Nadar : exceptionnel pour l'époque ?

Sur les portraits, elle a le regard plutôt assuré, pas du tout pitoyable. Elle est belle, bien habillée, pas du tout montrée de manière vexatoire. Or ce qu'on lit dans les articles, à quelques exceptions près, c'est que les gens ont, à l'époque, le plus grand mal à juger son physique en dehors des critères de leur temps ; ses cheveux sont nécessairement affreux, son nez ceci, sa bouche cela, elle est très rarement considérée dans sa beauté de femme noire. C'est une manière candide de la critiquer qui choque aujourd'hui, comme le fait qu'on trouve pittoresque, amusant de voir une femme noire habillée avec une belle robe de dentelles de femme blanche, un peu comme certains s'amuseraient de voir un chien avec un manteau. Il y a aussi l'expression qu'emploie Gautier à son égard dans une lettre « macaque », mais je pense qu'il fait un bon mot, peut-être ironique, en réponse à la personne qui lui écrit, peut-être se moque-t-il de réticences à l'inviter. Mais, d'une manière générale, quand on connaît un peu le sujet, on peut craindre que les images de ces Noirs aient été des faire-valoir, des représentations dégradantes ou moqueuses, que le regard sur ces corps et les visages soit irrespectueux, et ce n'est pas le cas du tout. Ils sont beaux, dignes, et il n'y a pas de différence, m'a-t-il semblé car je n'ai pas étudié la question d'assez près, entre la manière de représenter le modèle blanc et le modèle noir, pas de différence dans le respect du regard.

Et pourquoi intituler votre nouvelle Un pas de chat sauvage ?

Cela vient d'un proverbe exprimant la solitude. Comme elle devait être seule, Maria, étrangère à plusieurs titres, venant de La Havane, seule du point de vue familial et noire, voilà le sens de ce titre.