Aïssa Maïga : « C`est rare au cinéma qu`une femme noire ne soit pas victime »

Dans « il a déjà tes yeux », elle adopte un bébé blanc... Et fait voler en éclats les stéréotypes identitaires. Un Film et un sujet qui lui tiennent à coeur. Entretien avec une grande actrice française.

« T'es belle pour une Noire ! » C'est le compliment empoisonné qu'a souvent reçu Aïssa Maïga. Ou quand le racisme est une flèche décochée dans le coeur d'une petite fille... Aujourd'hui, à 41 ans, dans « Il a déjà tes yeux », de Lucien Jean-Baptiste, elle incarne une femme noire qui adopte un bébé blanc. Si l'inverse est fréquent, ce thème inédit au cinéma et très rare dans la vie donne l'occasion de rire follement et de réfléchir sérieusement sur la différence. Surtout, cette comédie sociétale confirme ce que savent déjà Cédric Klapisch, Michael Haneke, Claude Berri, Michel Gondry, Alain Chabat ou Abderrahmane Sissako et tous ceux qui l'ont fait tourner : Aïssa Maïga est une actrice formidable. Et, en ces temps où les politiques jouent avec des lignes censées être infranchissables, sa parole de femme, de citoyenne et de mère fait du bien. La preuve...

C'est toujours périlleux de rire de la couleur de peau. Comment avez-vous appréhendé le thème du film ?

Ce genre de sujet peut vite tomber dans le cliché ou le burlesque. Mais j'ai tout de suite senti qu'il s'agissait d'une histoire à tiroirs qui va plus loin que le pitch de départ. Ce film pose la question de la transmission et résonne très fort avec les débats actuels sur l'identité. Avec Lucien Jean-Baptiste, le réalisateur, on s'interrogeait : que reste-t-il des origines chez nos ados métis bobos parisiens ? En tout cas, par le biais du rire, le film montre les limites, la crispation, si ce n'est les réflexes « racisants » qui existent encore autour des questions sur la couleur.

C'est aussi une jolie histoire de famille...

Oui, je me suis attachée à ce couple très amoureux, épanoui, mais qui ne peut pas avoir d'enfants. Et puis, vous savez, c'est rare au cinéma qu'une femme noire ne soit pas une victime, qu'elle ait un mari sympa et qui l'aime. J'ai sauté sur l'occasion !

On vous demande souvent d'où vous venez ?

Aïssa Maïga. Oui... Et je pourrais m'amuser à répondre comme dans le film : « Créteil ». Sérieusement, je suis née au Sénégal, mais j'ai été élevée dans la culture malienne de mon père. J'ai développé un attachement très fort avec ces racines, avec cette partie enclavée du Nord-Mali, près du Sahara. Le fleuve, la lumière, l'architecture, la langue, la cuisine... Il n'y a même pas dix ans, le Mali, c'était un pays où une femme pouvait voyager seule. Ce n'est malheureusement plus du tout le cas.

« C'est rare au cinéma qu'une femme noire ne soit pas une victime, qu'elle ait un mari sympa et qui l'aime. j'ai sauté sur l'occasion!»

À quel âge êtes-vous arrivée à Paris ?

À 4 ans et demi. Je m'en souviens encore, c'était en novembre. Je me rappelle le froid, l'avion, la mer par le hublot. Je parlais wolof mais j'ai très vite appris le français... sauf que j'ai mis un temps fou à comprendre les chansons ! J'ai eu une enfance très heureuse, mon père était quelqu'un d'hyper conscient, militant, journaliste politique. À la maison, la parole était très libre et le racisme était un mot qui n'existait pas.

C'est donc à l'école que vous avez découvert le racisme ?

C'est surtout en creux que les choses m'apparaissaient, comme quand les gens me félicitaient de parler si bien français. Et il y a eu aussi les remarques sur le physique : « T'es noire comme le caca », « La noiraude », « C'est pas des lunettes, c'est des narines ». Mais le plus important pour moi, c'est que je n'avais aucun complexe social ni conflit de loyauté avec ma famille. J'ai été élevée dans la fierté de notre culture, on parlait songhaï à la maison, on cuisinait malien, parfois les hommes portaient des boubous... Au collège, dans le douzième arrondissement, j'avais des copains juifs, asiatiques, musulmans, athées... Et on se faisait plein de blagues racistes. Ça fusait ! Ce serait impossible aujourd'hui. C'était peut-être pour désamorcer une tension qu'on sentait monter dans la société.

Quelles étaient vos idoles ?

Romy Schneider, et j'écoutais Madonna, Téléphone. À l'époque, le manque de références noires ne me manquait pas. Je m'identifiais aux belles histoires car elles sont universelles, même si, il faut le noter, les héroïnes sont le plus souvent blanches. A posteriori, quand je réfléchis à ma construction, j'observe effective-ment que le paysage culturel était uniforme. Je crois que ce déficit de représentation m'a poussée à me battre pour me faire une place et pour décloisonner un périmètre dans lequel on aurait voulu éventuellement me circonscrire.

Au cinéma, vous propose-t-on de jouer des personnages dont la couleur de peau n'est pas précisée ?

Honnêtement, c'est assez rare. La plupart du temps, je constate que mon personnage est noir... Mais, heureusement, des réalisateurs formidables ont fait appel à moi parce qu'ils aimaient mon travail d'actrice, indépendamment de cette question-là. Mon agent me raconte que, lorsqu'elle évoque mon nom devant un réalisateur qui cherche une actrice de 40 ans, on lui répond souvent : « Ah, je n'y avais pas pensé, c'est intéressant qu'elle soit noire, je vais y réfléchir ! » C'est drôle, non ?

Dans « Il a déjà tes yeux », votre personnage adopte un enfant. Personnellement, vous y avez déjà songé ?

Je me suis posé la question... J'ai deux garçons et mon compagnon a aussi deux enfants, c'est déjà pas mal, non ? Mais ça m'a passionnée d'explorer la psychologie de cette femme qui ne peut pas en avoir et qui le désire fortement. C'est une faille terrible pour une femme et une déflagration pour un couple. L'infertilité ou le simple fait de ne pas avoir d'enfants sont encore plus tabous dans les familles africaines. Ça va à l'encontre des archétypes sur la femme noire qu'on imagine toujours ultra fertile et traditionnellement mère.

On voit éclore en France une forme d'afro-féminisme, qu'en pensez-vous ?

En tant que femme, noire et comédienne, je suis au coeur des clichés sexistes ! C'est très sain qu'une parole nouvelle redéfinisse le féminisme au-delà de celui posé en Occident dans les années 70, qui est un peu dogmatique, qui porte un regard univoque sur ce que doit être une femme pour être libre. Aujourd'hui, on constate que les femmes ont envie de se définir aussi dans leurs différences, leur diversité. Le féminisme peut donc s'enrichir de la question afro.

Votez-vous aux primaires ?

Non, je voterai à la présidentielle. Je suis inquiète, la menace est là, comme une bête qui continuerait de se nourrir des angoisses de la société, mais j'ai confiance en la faculté de résilience des Français.

Vous êtes très laïque, dites-vous...

Absolument. Mais je n'aime pas la laïcité qui est agressive avec les religions. Les croyances et les non-croyances doivent être protégées et toutes avoir droit de cité.

Que souhaitez-vous transmettre à vos fils ?

L'esprit critique. Qu'ils soient capables d'appréhender les situations avec distance et indépendance d'esprit. En tout cas, à mon endroit, ils ont l'esprit critique bien développé !

 

Source: elle.fr